UN Rapporteur spécial de l’ONU Francesca Albanese publie un rapport révolutionnaire sur la complicité des entreprises et des institutions dans l’oppression des Palestiniens
Dans un rapport puissant et rigoureusement documenté présenté au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, Francesca Albanese, la Rapporteur spéciale de l’ONU sur la situation des droits humains dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, expose la nature changeante du contrôle qu’Israël exerce sur la population palestinienne. Intitulé « De l’économie de l’occupation à l’économie du génocide » (A/HRC/59/23), ce rapport décrit la réalité actuelle non seulement comme une occupation profondément ancrée, mais également comme un système de violence qui a pris une dimension génocidaire, avec une portée mondiale.
Ce document constitue une suite aux analyses précédentes d’Albanese, notamment son rapport de 2022 intitulé « Justice pour la Palestine », et s’appuie sur une investigation en cours sur les structures permettant à Israël de violer le droit international. Cependant, cette dernière publication va plus loin en dévoilant l’écosystème économique mondial — comprenant multinationales, gouvernements, institutions financières et même universités — qui soutient, facilite et tire profit de l’élimination systématique de l’existence, de la culture et de l’économie palestiniennes.
Un changement de paradigme : de l’occupation au génocide
Albanese commence par affirmer que le cadre traditionnel de « l’occupation militaire » ne suffit plus pour décrire la violence à l’œuvre en Palestine, notamment dans la bande de Gaza, où des dizaines de milliers de civils ont été tués, des quartiers entiers rasés et des infrastructures essentielles détruites.
Alors que l’occupation israélienne a longtemps été caractérisée par l’appropriation des terres, des ressources et la restriction de mouvement, Albanese soutient que ce qui se passe dans Gaza n’est pas simplement une poursuite de cette occupation — c’est un changement paradigmatique. Elle parle de ce qu’elle qualifie d’économie du génocide : un système industrialisé, axé sur le profit, soutenu à l’échelle mondiale, conçu pour éliminer l’existence palestinienne en tant que peuple.
Ce système ne se limite pas à la sphère politique et militaire, il revêt également une dimension économique. La « violence génocidaire » n’est pas vue comme une catastrophe belliqueuse spontanée, mais comme l’aboutissement planifié de décennies de politiques structurelles et institutionnelles visant à démanteler la société et l’identité palestiniennes.
Une anatomie d’une économie atroce : huit secteurs complices
Le rapport d’Albanese identifie et examine huit secteurs clés impliqués, directement ou indirectement, dans le maintien de cette économie d’oppression :
- 1. Industries militaires et de sécurité
Ce secteur produit, vend et entretient des armes, des équipements de surveillance et des systèmes de défense utilisés dans la répression quotidienne des Palestiniens. Des drones, avions de guerre à la technologie de contrôle des foules, ces entreprises tirent profit des contrats avec Israël et ont déjà expérimenté leur matériel en situations réelles. - 2. Cyber-renseignement et intelligence artificielle
Les technologies avancées telles que les bases de données biométriques, la reconnaissance faciale, les algorithmes de police prédictive et les systèmes de surveillance pilotés par l’IA sont utilisées pour suivre et contrôler la population palestinienne, notamment en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. Ces outils sont aussi exportés à l’échelle mondiale sous la bannière de systèmes « éprouvés en combat ». - 3. Construction et infrastructures
Les entreprises de travaux publics et les machines lourdes participent aux démolitions de maisons palestiniennes et à l’extension des colonies illégales. Ces projets facilitent l’expansion des colons tout en expulsant les communautés palestiniennes. - 4. Finances et banques
Les banques, compagnies d’assurances et fonds d’investissement sont profondément intégrés à l’économie de l’occupation. Elles accordent des prêts aux sociétés de construction de colonies, investissent dans les fabricants d’armements et souscrivent aux obligations émises par le gouvernement israélien pour financer ses dépenses militaires. - 5. Exploitation des ressources naturelles
Les entreprises israéliennes et multinationales exploitent les ressources naturelles dans les territoires occupés, telles que l’eau, les minéraux ou la pierre, en connaissance qu’elles violent le droit international et privent les Palestiniens de leur propre patrimoine. - 6. Télécommunications
Les firmes fournissent l’internet, la téléphonie mobile et l’infrastructure numérique dans les colonies, tout en excluant ou en affaiblissant systématiquement les opérateurs palestiniens. Elles soutiennent aussi l’appareil de surveillance numérique d’Israël. - 7. Transports et logistique
Les compagnies aériennes, maritimes et celles de construction routière jouent un rôle dans le déplacement des biens et des colons. La mobilité palestinienne, en revanche, reste fortement restreinte. - 8. Institutions universitaires
Les universités participent à la fabrication de technologies militaires, collaborent avec des fabricants d’armes israéliens et organisent des programmes renforçant le système sécuritaire. Le secteur académique, selon Albanese, ne doit pas non plus échapper à l’analyse critique.
Des responsabilités juridiques contraignantes pour les acteurs économiques et étatiques
Le rapport insiste sur le fait que ces relations ne sont pas simplement moralement répréhensibles, mais elles soulèvent aussi des enjeux juridiques. En s’appuyant sur le droit international relatif aux droits humains, le droit humanitaire international et les Principes directeurs de l’ONU sur les entreprises et les droits humains, Albanese rappelle que les entreprises et les États ont des obligations juridiques contraignantes de ne pas participer à des crimes graves. Elle insiste sur le fait qu’ils doivent impérativement éviter de se rendre complices de violations potentielles, surtout dans un contexte où un génocide pourrait être en cours.
Elle évoque notamment les mesures provisoires de la Cour internationale de Justice (CIJ) de janvier 2024, qui ont reconnu la plausibilité d’un cas de génocide à Gaza et ont imposé à tous les États des obligations de prévenir le génocide et de s’abstenir de contribuer à sa réalisation — que ce soit directement ou indirectement.
Le rapport met en garde : les acteurs commerciaux qui omettraient d’effectuer une diligence raisonnable, qui se désengageraient de leurs opérations complices ou qui ne fourniraient pas de réparations aux populations affectées risqueraient d’être tenus responsables civilement et pénalement, selon les juridictions nationales ou celles relevant de la compétence universelle.
L’inaction internationale et le rôle des marchés mondiaux
Un thème récurrent dans le rapport est la passivité ou la complicité des États tiers, notamment ceux qui offrent une protection politique, une aide militaire ou des partenariats économiques à Israël. Albanese critique vigoureusement la communauté internationale pour avoir maintenu ce qu’elle appelle une « barrière économique » qui protège Israël de toute responsabilité.
Elle dénonce la « marchandisation de la violence » — la manière dont l’occupation devient rentable pour des acteurs privés — ce qui constitue un obstacle majeur à la justice. Au lieu de dissuader les comportements criminels, le système économique mondial incite à l’impunité, créant ainsi un réseau d’intérêts professionnels à la poursuite des politiques israéliennes.
Recommandations : un appel à l’action à plusieurs niveaux
Pour conclure, Albanese formule une série de recommandations robustes pour mettre fin au génocide et démanteler les structures qui le soutiennent, notamment :
Pour les États :
- Interdire immédiatement tous les transferts d’armes vers Israël et mettre en œuvre des sanctions globales contre tous les acteurs – États comme non-étatiques – impliqués dans ces crimes atroces.
- Renforcer la législation sur la responsabilité des entreprises en exigeant une diligence accrue et en pénalisant la complicité dans les violations des droits humains.
- Suspendre les accords commerciaux, en particulier ceux qui favorisent ou soutiennent l’expansion coloniale, l’exploitation des ressources ou l’infrastructure sécuritaire dans les territoires occupés.
Pour les entreprises :
- Réaliser des évaluations approfondies de leur impact sur les droits humains pour toute activité liée à Israël ou aux territoires occupés.
- Se retirer des contrats et opérations qui soutiennent ou profitent de l’occupation, de l’apartheid ou des activités militaires en Palestine.
- Proposer des réparations aux Palestiniens victimes de leur implication dans des activités illégales ou de leur soutien à l’effort de guerre israélien.
Pour les investisseurs et les institutions :
- Se désinvestir des entreprises complices, notamment dans les secteurs des armes, de la surveillance ou des infrastructures.
- Mettre fin aux partenariats académiques avec des institutions israéliennes impliquées dans le secteur militaire ou industriel.
- Divulguer publiquement leur exposition aux opérations dans la Palestine occupée et adopter des politiques claires d’investissement éthiques.
Pour la société civile :
- Tenir pour responsable les entreprises et institutions via des campagnes de dénonciation, la mobilisation des consommateurs et des démarches juridiques.
- Éduquer et mobiliser les communautés pour exiger des politiques éthiques de la part de leurs gouvernements, universités et employeurs.
- Soutenir les initiatives palestiniennes pour la justice, la restitution et l’autodétermination.
Vers un avenir juste et responsable
Le rapport de Francesca Albanese ne se limite pas à une simple dénonciation : il constitue un plan d’action. En identifiant les acteurs, en dévoilant les structures et en précisant la législation applicable, il offre à la communauté internationale une opportunité claire de mettre fin à sa complicité.
« Le démantèlement de l’économie du génocide », écrit-elle, « n’est pas seulement une obligation légale et morale. C’est une étape essentielle vers un avenir où la justice et la paix pourront être réalisées. »
Alors que Gaza continue de souffrir sous le poids de ce que Albanese et d’autres qualifient de génocide plausible, les choix des entreprises, des investisseurs et des gouvernements détermineront soit la perpétuation de ce système de destruction, soit sa destruction progressive.
Francesca Albanese est la Rapporteur spéciale de l’ONU sur les droits humains dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967. Juriste internationale et auteure, elle se spécialise dans le droit du déplacement et des droits humains, et est co-auteure de « Réfugiés palestiniens en droit international » (Palestinian Refugees in International Law).
( Source : « De l’économie de l’occupation à l’économie du génocide » (A/HRC/59/23), rapport de la Rapporteur spéciale de l’ONU Francesca Albanese, présenté lors de la 59e session du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, disponible ici. )