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Kashmir, le communautarisme et la crise de crédibilité : enjeux et conséquences

Le gouvernement de Narendra Modi en Inde se trouve actuellement en mode de gestion de crise. Sa récente confrontation avec le Pakistan s’est soldée par une défaite embarrassante, ce qui a laissé le pouvoir en difficulté. En réponse, Delhi a déployé sept délégations composées de parlementaires et d’anciens diplomates, lesquelles parcourent plus de trente pays dans le cadre d’un programme de sensibilisation visant à présenter la perspective indienne sur le terrorisme. L’objectif déclaré est de faire pencher la balance en faveur de l’Inde en mettant en lumière le rôle supposé du Pakistan dans le financement et le soutien à ces activités.

Parmi ces délégations, celle envoyée aux États-Unis était dirigée par Shashi Tharoor, député du Congrès, qui a affirmé que « bien que l’attentat de Pahalgam ait été destiné à diviser les gens, il a en réalité rassemblé l’Inde, quelles que soient leur religion ou leur origine… Il y a eu un sentiment d’unité exceptionnel, au-delà des différences religieuses ou autres, malgré les provocations ». Cependant, cet avis ne reflète pas la réalité du terrain en Inde, notamment en Cachemire sous administration indienne. Les témoignages et rapports d’observateurs confirment que, bien avant l’attaque de Pahalgam attribuée aux séparatistes musulmans, la haine envers la communauté musulmane ne cessait de croître dans le pays.

Le Centre d’Études sur la Société et la Laïcité de Mumbai, ainsi que plusieurs autres ONG de défense des droits, ont documenté cette montée de l’islamophobie. Le Dr Ram Puniyani écrivait que « l’islamophobie saisit le pays avec une intensité croissante ». À Latur, une personne musulmane a été qualifiée de Pakistanaise avant d’être violemment frappée, au point de se suicider par la suite. De même, des étudiants musulmans hébergés dans un internat à Uttarakhand ont été expulsés en pleine nuit et ont dû rester bloqués devant l’aéroport de Dehradun.

Un rapport de l’Association pour la Protection des Droits Civils (APCR) a recensé 184 crimes de haine en Inde entre le 22 avril et le 8 mai 2025. Sur ces incidents, 106 sont attribués à l’attaque de Pahalgam. Le rapport recense notamment huit discours haineux, 39 agressions physiques, 19 actes de vandalisme et 3 meurtres ciblant spécifiquement des musulmans ou des Kashmiri. Ces actes comprenaient également des expulsions, des boycotts sociaux et des violences ciblant cette communauté.

Voici quelques exemples marquants : des jeunes et des femmes originaires du Cachemire ont été attaqués à Chandigarh et en Himachal Pradesh ; des commerçants musulmans ont été victimes de violences à Mussorie, en Uttarakhand ; un homme musulman a été tué à Agra, Uttar Pradesh, par des membres de la Gau Raksha Dal, un groupe supremaciste hindou, qui ont affirmé agir en représailles à l’attentat de Pahalgam. À Mangaluru, au Karnataka, un musulman a été lynché à mort pour un prétendu « slogan pakistanais ». Un autre homme musulman a connu un sort similaire à Bokaro, dans le Jharkhand, cette fois lynché par une foule hindoue. Dans la ville d’Aligarh, un jeune musulman a été forcé de faire pipi sur un drapeau pakistanais. Des mobs hindous, dont certains membres de la Bajrang Dal armés de bâtons de hockey et d’épées, ont attaqué des femmes, des enfants et des hommes musulmans à Santacruz, Maharashtra, allant jusqu’à faire regarder une femme musulmane portant son enfant en lui ordonnant de crier « Jai Shree Ram », sous menace de l’emmener en « l’entraînant » vers le Pakistan. En Uttarakhand, un mausolée musulman a été vandalisé, et des tentatives ont été faites pour le démolir. Dans un autre épisode, une maison appartenant à des musulmans à Ujjain a été incendiée après avoir été la cible de pierres, tandis que dans plusieurs autres régions des résidences musulmanes et des commerces comme Karachi Bakery, dont le nom évoque le Pakistan, ont été attaqués.

La police, dans plusieurs cas, a été critiquée pour son inaction ou ses préjugés religieux, en particulier lorsqu’il s’agissait de victimes musulmanes ou de personnes tentant de les défendre. Selon le rapport de l’APCR, l’Uttar Pradesh a connu le plus grand nombre d’incidents, suivi du Bihar, du Maharashtra, du Delhi et du Telangana. D’autres États comme le Karnataka, le Punjab, Chandigarh et le Bengale occidental ont également été le théâtre d’incidents graves.

Le rapport souligne aussi la participation de groupes hindouistes d’extrême droite dans certaines attaques, telles que la destruction de commerces appartenant à des musulmans à Ambala. Il déplore l’absence de déclarations officielles du gouvernement central pour condamner ces violences communautaires, et dénonce parfois le comportement partial de la police. Il faut aussi noter que ces chiffres donnent une estimation conservatrice, étant donné que bon nombre d’incidents ne sont pas reportés.

Par ailleurs, des témoignages rapportent que des milliers de musulmans en Inde se retrouvent sans domicile, faussement accusés d’être des « Bangladais » bien qu’ils vivent en Inde depuis des décennies, munis de leur carte d’électeur et d’Aadhaar. En une nuit, plus de 7 000 habitations musulmanes à Ahmedabad, Gujarat, ont été démolies dans une opération d’expulsion visant des prétendus occupants illégaux. Dans l’appareil médiatique de Narendra Modi, une campagne coordonnée, à la fois en ligne et hors ligne, a été lancée, véhiculant un message clair : les musulmans seraient une menace pour les hindous, et devraient être punis par la violence ou l’exclusion.

Ce ne sont pas seulement des parlementaires indiens qui se plient aux souhaits de Modi pour désinformer et tromper l’opinion internationale. Une femme musulmane recrutée dans l’armée, le colonel Qureshi, a été utilisée pour donner des points de presse officielles tout au long du conflit, ce que certains observateurs, comme Ali Khan Mahmudabad, chef du département de Sciences Politiques à l’université d’Ashoka-Haryana, considèrent comme une hypocrisie flagrante. Mahmudabad a critiqué cette mise en scène, rappelant que si certains applaudissent la présence de cette femme dans le rôle de porte-parole, il faudrait aussi exiger la protection des victimes de lynchages ou de violences d’État, et que ces images doivent se traduire par des actions concrètes sur le terrain, sinon ce n’est que du « maquillage politique ».

Le professeur Mahmudabad a été arrêté le 18 mai après avoir été poursuivi par deux plaintes déposées par des militants du BJP pour un commentaire jugé provocateur sur la « Operation Sindoor ». Relâché sous caution, il lui a été ordonné par la Cour Suprême de ne pas s’exprimer à ce sujet et de remettre son passeport.

Dans un autre exemple de discours haineux, le ministre hindouiste Kunwar Vijay Shah, de la BJP au Madhya Pradesh, a traité la colonel Sophia Qureshi de « sœur de terroristes », en évoquant son identité musulmane, lors d’un rassemblement. Il a répété cette accusation à trois reprises. La Cour Suprême a jugé ces propos inacceptables, lui demandant de respecter la dignité du débat public en contexte tendu.

Shah n’a pas été sanctionné par son parti, ni arrêté. Ce silence officiel témoigne de la persistance d’un discours discriminatoire à l’égard des musulmans, perçus comme des « étrangers » dans une Inde où ils peuvent servir dans l’armée et risquer leur vie, sans pour autant obtenir la reconnaissance pleine et entière de leur patriotisme. La réalité est que, même face à la violence de la « justice bulldozer » ou des lynchages, les musulmans doivent se taire, car tout discours critique est considéré comme une menace. C’est cette vérité cruelle que les missions diplomatiques indiennes évitent d’évoquer.

Comme le souligne à juste titre le Dr Ram Puniyani, les violences ciblées et les crimes haineux contre la minorité musulmane sont devenus une étape incontournable pour la carrière politique de nombreux élus de Modi. Dans un récent essai, il rappelle que, avant les violentes émeutes de Delhi en 2019, des figures comme Umar Khalid ou Sharjil Imam, considérés comme promoteurs de paix et de dialogue, croupissent en prison depuis plus de cinq ans sans que leurs dossiers soient instruits. Par contraste, le ministre de l’État Anurag Thakur, après avoir sciemment fait scandé « Goli Maro » lors d’un rassemblement, a été promu au rang de ministre à part entière. La désinformation et les manipulations de l’histoire sont devenues des outils fondamentaux de la politique extérieure de l’Inde, notamment au sujet du Cachemire, où le pays refuse toujours d’organiser le référendum promis en 1949 par la Résolution des Nations Unies, malgré le fait que la région subit une occupation militaire qui perdure depuis plus de 75 ans, avec des millions d’habitants soumis à une surveillance oppressive, des arrestations massives, des disparitions forcées, ainsi que des actes de torture déchaînés sans véritable réponse judiciaire.

Depuis la partition, la vallée du Kashmir vit dans ce que de nombreux analystes qualifient d’une des occupations militaires les plus longues et brutales de l’histoire moderne. La région demeure hautement militarisée, sous surveillance constante, où la censure, la punition collective, et la répression quotidienne façonnent une vie dominée par l’occupation indienne. Depuis les années 1980, environ 100 000 Kashmiri ont été morts sous le feu des forces indiennes, plus de 7 400 sont morts en détention, 176 000 ont été arrêtés, et 11 000 femmes ont subi viols ou abus. Des milliers ont disparu de façon forcée, tandis que des rapports accablants de torture, d’abus sexuels, notamment d’agressions contre des femmes kashmiri, circulent sans que les coupables soient toujours poursuivis. Des fosses communes ont été découvertes dans la vallée, et une législation répressive comme l’Armed Forces Special Powers Act (AFSPA) confère une immunité quasi totale aux forces de sécurité. La révocation de l’article 370 en 2019, qui avait donné une autonomie nominale à la région, a marqué un tournant brutal dans la colonisation directe, avec la suppression des droits de propriété et des libertés traditionnelles, dans le but de changer la démographie du Cachemire en favorisant une immigration massive de hindous conservateurs.

Inspirée par l’État d’apartheid israélien, la stratégie des démolitions de maisons à Jammu et Cachemire a été intensifiée après l’attaque de Pahalgam en avril 2025. Des maisons soupçonnées de liens avec des militants ont été rasées sans aucunes charges formelles ou procédure régulière. Depuis cette date, près de 500 raids ont été menés, plus de 2 000 personnes arrêtées, et neuf habitations détruites par l’occupant indien. Le 28 avril, un résident local, Altaf Lali, a été tué lors d’une exécution extrajudiciaire. La patience des jeunes Kashmiri face à ces mesures draconiennes s’épuise, leur désillusion envers le processus officiel ne cessant de croître.

Les analystes estiment que ces actions, combinées à une politique de plus en plus brutale, n’auront que peu d’impact sur la résistance du peuple. Ils appellent à redonner aux habitants du Jammu et Cachemire leur droit à l’autodétermination, notamment via un référendum sous l’égide de l’ONU. La récente attaque de Pahalgam, attribuée aux séparatistes, ne s’est pas produite dans le vide, et ne sera pas la dernière si l’Inde persiste dans sa politique d’enfermement, d’exclusion et de haine. Seule une véritable reconnaissance du droit du peuple du Kashmire à décider librement de son avenir pourrait ouvrir une voie vers une paix durable. C’est en tirant les leçons de l’histoire que l’Inde pourra espérer changer ses politiques d’oppression et envisager une véritable inclusion, afin d’éviter que ces tragédies ne se répètent à l’avenir.

Le professeur Siddiqui conclut en annonçant la publication prochaine de son dernier ouvrage, intitulé « Inde modifiée : la transformation d’une nation », prévu pour cette année chez Peter Lang.

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