L’architecture islamique face aux styles modernes et postmodernes : une réflexion critique
Qu’est-ce que l’architecture islamique ?
L’architecture islamique constitue un style qui incarne les fondements de la croyance islamique (l’‘aqidah) ainsi qu’un ensemble de normes culturelles et morales inclusives. Elle se manifeste à travers trois dimensions essentielles : en tant que philosophie, processus et résultat final, et ce dès la conceptualisation, la planification, la conception, la construction jusqu’à l’usage du cadre bâti. Cette expression se déploie à la fois de manière intuitive, en fonction de la personnification préalable des principes islamiques, et de façon consciente, par une série de méthodologies, étapes et guidelines précis.
L’architecture islamique n’est pas seulement un cadre pour la vie humaine, mais aussi une mise en œuvre tangible du message islamique. En effet, l’islam étant une façon de vivre globale, la vie et l’architecture sont indissociables : l’un inspire, guide et doit être vécu à travers l’autre, tandis que l’islam doit se concrétiser, se réaliser et être visible dans la vie quotidienne. De cette corrélation naît l’idée que l’islam est la vie et que la vie est islam, dans une symbiose où l’architecture facilite, nourrit et promeut ces deux aspects.
Unité et diversité de l’identité architecturale islamique
Quel que soit le lieu ou l’époque, l’architecture islamique révèle une cohérence remarquable, tant dans ses contenus que dans ses formes extérieures. Cette unité ne signifie pas une uniformité totale du style ou des motifs, qui peuvent varier d’une région géographique ou d’une période historique à une autre. En revanche, chaque musulman ressent cette identité et cette unité architecturale universelle, qu’il voyage ou qu’il vive dans différents pays. Ainsi, face aux défis politiques, économiques et sociaux, il perçoit dans l’architecture des réponses proches, inspirées par l’esprit islamique, même si elles ne sont pas identiques.
Au cœur de cette identité architecturale réside la notion de tawhid, c’est-à-dire l’Unicité d’Allah, considérée comme une philosophie religieuse et une expérience fondamentale. La place centrale de Dieu comme Créateur et Maître de l’univers, la normativité divine, l’objectif ultime de toute finalité, ainsi que l’espoir et le désir de l’être humain, sont autant d’éléments fondamentaux — selon Isma’il al-Faruqi — qui façonnent la civilisation musulmane, notamment son architecture, et qui lui confèrent une identité commune, transcendant le temps et l’espace.
Pour al-Faruqi, l’absence d’influence de l’islam dans l’architecture serait une déficience grave, car l’art de bâtir, comme toutes les autres formes d’expression artistique, doit refléter une vision du réel propre aux musulmans, leur conception de l’espace, du temps, de l’histoire, et de la communauté (ummah).
Il est clair que l’impact de cette croyance se projette dans tous les aspects de la vie humaine, y compris l’architecture et l’environnement bâti. Selon lui, l’islam a structuré les modes de vêtement, de repas, de repos, de socialisation, de loisirs. Si l’islam a déterminé ces dimensions visibles, il est également légitime de penser qu’il doit influer sur le cadre de vie lui-même, notamment la mosquée, qu’il définit comme l’archétype et le modèle dans l’architecture islamique, en dessinant ses décors, ses matériaux, ses lumières ou ses tapis.
Une clé d’identité face au mouvement moderniste
L’identité architecturale islamique contrastée fortement avec les mouvements modernistes et postmodernistes, profondément ancrés dans des visions du monde et des traditions intellectuelles opposées. En effet, dans de nombreux pays musulmans, des promoteurs modernistes ne cessent de combattre la continuité des traditions architecturales islamiques pour importer des styles étrangers, notamment ceux liés au modernisme ou au postmodernisme, souvent avec succès.
Il est crucial de comprendre que les théories et valeurs sous-jacentes à ces styles modernistes ne sont pas seulement étrangères à l’islam, mais constituent un danger certain. Certaines de leurs idées sont même diamétralement opposées au concept fondamental de tawhid, ce qui peut facilement entraîner une altération des mentalités et des comportements.
Les problématiques de l’architecture moderniste
Née à la fin du XIXe siècle et s’étendant jusqu’aux années 1980, l’architecture moderniste dénonce le respect des héritages traditionnels et historiques. Elle considère que le passé, avec ses cultures et ses moeurs, est archaïque et dépassé, que ce soit dans ses formes ou ses principes, qu’elle voit comme des étapes au cours de l’évolution humaine vers une destination ultime. De fait, elle valorise une vision évolutionniste qui considère le progrès scientifique et technologique comme des références suprêmes, reléguant la nature, la culture, la religion ou l’histoire à des rôles secondaires ou dépréciés.
Ce mouvement prône une scientificité et une technicité accrues, influe sur l’édification des bâtiments en privilégiant matériaux et méthodes modernes, souvent à l’aide de nouvelles technologies ou matériaux comme l’acier, le béton armé ou le verre. La déification de la science et de la technique aboutit à une désacralisation de la spiritualité, transformant l’espace bâti en un simple objet fonctionnel, et transformant également l’homme en un être totalement mécanisé.
Sur le plan esthétique, cette architecture est matérialiste et naturaliste : elle vénère la fonction et l’apparence des matériaux, en restant fidèle à leur nature brute. Cependant, cette mise en avant de la naturalité, associée à une vision naturaliste de l’humanité, mène à une déshumanisation et à une mécanisation de l’individu.
Par ailleurs, l’architecture moderniste revendique une posture autoritaire, s’arrogeant le rôle d’un “porte-drapeau” de sa propre vérité, souvent à travers une idéologie universaliste. Elle tend à imposer un modèle uniforme, souvent occidental, en minimisant, voire en éliminant, les influences régionales ou locales. Elle devient donc un vecteur d’expansion d’un discours colonial, occidental, ou encore impérialiste, souvent associée aux revendications de mission civilisatrice des puissances occidentales lors des périodes coloniales.
Les bâtiments modernistes sont autant des symboles de victoire pour les colonisateurs que des signes de défaite pour ceux qu’ils ont colonisés. De plus, cette architecture tend à être unificateur dans le monde globalisé, tant dans le Nord que dans le Sud, à travers une éducation, une perception professionnelle et une conscience collective uniformisées par ses principes.
Architecturalement, cette posture valorise l’humain seul comme origine et finalité, sans référence à une entité divine ou transcendantale. L’homme devient le seul maître de sa trajectoire, la mesure ultime de ce qui est beau ou utile, facteur de créativité ou de destruction. La technologie et l’industrie, notamment à travers l’usage de matériaux tels que l’acier ou le verre, permettent la réalisation d’édifices audacieux : façades vitrées, plans ouverts, formes rectangulaires, lignes épurées et formes géométriques straights.
L’architecture islamique, par contraste, est plutôt une architecture “introvertie” ou “cachée”, visant à préserver et à souligner la vie privée des croyants, à travers ses cours intérieures, ses fenêtres orientées vers la lumière ou ses décors modérés. Elle cherche à respecter la sacralité du lieu et à se relier harmonieusement à son environnement, plutôt que de le dominer.
Une opposition radicale en philosophie et en esthétique
Les principes modernistes rejettent toute ornementation, toute surcharge décorative ou tout “embellissement” jugé inutile. Cela témoigne d’un rejet “sans compromis” du passé, qui valorise la nouveauté, la technologie et la simplicité. Leur maxime, “moins c’est plus”, “la forme suit la fonction”, ou “l’ornement est un crime”, traduit une philosophie qui considère que la beauté réside dans la fonctionnalité et la limpidité du design.
Cependant, cette logique est profondément ancrée dans une vision matérialiste, atheïste et exclusivement scientifique de la vie, qui finit par produire une architecture pâle, dépourvue de profondeur spirituelle ou historique. La réduction de la construction à une logique purement technique ou fonctionnelle aboutit souvent à des formes plates, monotones, prévisibles, manquant d’âme et de sens.
Le minimalisme extrême, tout comme la suppression de tout ornement, reflète une philosophie vide, une absence de spiritualité ou de profondeur, ce qui se traduit en architecture par une superficialité et une monotonie qui finissent par lasser. L’absence d’un réel paradigme alternatif à la tradition conduit à une architecture dénuée d’âme, accompagnée d’une dévalorisation de l’histoire et de la culture.
L’échec majeur de cette démarche est sa profonde superficialité : si elle refuse toute référence historique ou culturelle, elle ne parvient pas à produire un espace ou un édifice chargé de sens ou d’émotion, aboutissant à une architecture fade, prévisible, voire désincarnée. C’est en cela que l’architecture moderniste, malgré ses ambitions de rupture, apparaît souvent comme une démarche limitée et fragile.
Les styles postmodernes et leurs enjeux
En réaction contre le modernisme, la postmodernité apparaît à la fin des années 1960, s’inscrivant dans une logique de relativisme et de diversité. Elle remet en question la recherche de vérité objective et universelle, poussant à une grande liberté dans la conception architecturale, où variantes stylistiques multiples, références historiques, matériaux inaccoutumés, couleurs vives, formes décomposées ou chaotiques, et hybridations stylistiques deviennent la norme.
Ce courant valorise la pluralité, l’ironie, le jeu, l’esprit jeune et la créativité débridée. Il n’y a plus de règle ou de norme unique, mais une tendance à considérer que toute expression, toute interprétation, tout style peuvent coexister, mêlés parfois sans cohérence apparente.
Philosophiquement, le postmodernisme rejette l’idée même d’une vérité objective ou d’une beauté universelle. Tout est relatif : la beauté, la vérité, la moralité, et même la référence à un ordre ou à une hiérarchie. Il prône une décadence de la notion de critique, une acceptation de la diversité et une mise en question constante des certitudes.
Ce rapport à la vérité et à la morale va au-delà de l’architecture : en islam, cette posture est incompatible avec la foi en une vérité révélée, une seule et objective, qui dépasse les discours humains relatifs ou contextualisés. La conception islamique de la réalité, de la moralité et de la vérité repose sur la croyance en une seule vérité absolue, transcendante.
En architecture, ces principes relativistes conduisent à une explosion de formes, matériaux, références, couleurs, souvent assemblés de façon hétéroclite, dans un souci de diversité et de déstructuration. La priorité n’est plus la cohérence ou l’harmonie, mais l’expression de la variété, de la liberté et du chaos.
De cette façon, le postmodernisme encourage toute forme de subjectivité et renforce l’idée que la vérité, la beauté ou la morale ne peuvent être qu’un choix individuel ou collectif, inadmissibles à toute norme universelle – ce qui constitue un rejet total des postulats islamique de certitude objective, divine, et de tout code moral transcendante.
Conclusion : une rupture fondamentale
Finalement, l’architecture moderne et postmoderne ne sont que des véhicules pour la reproduction et la diffusion d’un ensemble de canons, quels qu’ils soient. Elles incarnent les expressions physiques de leur fidèle dogme, au service de légitimer des idées auxquelles elles se subordonnent. Ces styles n’ont pour but que d’être des cadres pour des modes de vie modernistes ou postmodernistes.
Selon diverses citations célèbres, l’architecture se définit comme l’expression de valeurs : « L’architecture reflète nos valeurs – notre manière de bâtir est le miroir de notre façon de vivre » (Norman Foster), « L’architecture n’est pas un but mais une manière de vivre, de travailler, de jouir et de créer. Elle est la boîte dans laquelle notre vie s’insère » (William Wurster), ou encore « L’architecture est la fleur visible de la culture d’une société » (Alan Balfour).
Il est évident que l’architecture islamique, qui reflète une philosophie et des valeurs islamiques profondes, demeure fondamentalement distincte de ces styles modernistes ou postmodernistes. Chercher un équilibre ou une harmonie entre eux s’avère impossible ; de même, tenter d’harmoniser l’esprit musulman, ses comportements et son cœur avec ces héritages architecturaux occidentaux serait vain. Les différences fondamentales entre ces visions sont insurmontables.






